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Vandana Shiva : "Les OGM ne génèrent pas le progrès humain, seulement le profit"

Vandana Shiva

Engagée pour la liberté des semences et la souveraineté alimentaire, l’écologiste indienne Vandana Shiva, lauréate du prix Nobel alternatif en 1993, mène campagne depuis plus de trente ans pour une autre vision de l’agriculture. Elle nous a accordé une interview lors de son passage à Paris à l’occasion de la publication d’un livre d’entretiens en français*  

Plantes & Santé : Vous proposez un modèle alternatif à l’agriculture productiviste actuelle. Quelles sont les principales contre-vérités qui circulent à ce sujet ?

Vandana Shiva J’ai réalisé il y a trente ans à quel point le discours sur la révolution verte était faux. Il y avait déjà ce mythe que l’agriculture industrielle nourrit la planète par la culture de variétés dites à haut rendement. Cette haute productivité n’a rien à voir avec les semences elles-mêmes, car sans beaucoup d’intrants chimiques et de grosse irrigation, il n’y a pas de productivité. Et elle ne produit pas plus de nourriture, mais plus de blé ou de riz, en détruisant les autres végétaux. La réalité, c’est que dans le monde, 30 % de la nourriture vient des fermes industrielles, et 70 % des petites fermes. Par ailleurs, une grande partie de l’agriculture industrielle est destinée à l’élevage et aux biocarburants. Ce n’est donc pas un système destiné à nourrir la planète, loin de là. D’avoir incorporé la chimie dans l’agriculture a mené aux OGM, la seconde « révolution verte ». Là aussi, on dit que les OGM augmentent la productivité grâce à la manipulation génétique. C’est totalement faux. La productivité de la plante vient de la plante originelle, dont beaucoup de gènes différents concourent ensemble à cette productivité. Alors, l’idée que la nature serait d’une certaine manière inadaptée ou maladroite, et que l’homme, en modifiant un seul gène, va faire preuve d’intelligence est un non-sens.

 

Les grands semenciers affirment que la productivité augmente car les OGM protègent les cultures des ravageurs…

Rappelons d’abord que beaucoup de ravageurs et de mauvaises herbes sont le symptôme d’une agriculture déséquilibrée et sans biodiversité. Les céréales Bt vendues pour contrôler les ravageurs ont de fait généré des résistances chez les ravageurs visés et en ont aussi attiré de nouveaux, comme dans le cas du coton Bt indien. Pour les mauvaises herbes, l’histoire est encore pire. Dans les champs céréaliers américains, en majorité OGM, 70  millions d’hectares sont aujourd’hui envahis de super mauvaises herbes qui ne peuvent pas être contenues par le Roundup, l’herbicide phare de Monsanto. Comme il a échoué, la compagnie Dow Chemical lance la nouvelle génération de maïs et soja OGM résistants au Roundup et à leur nouvel herbicide, le 2,4-D, un ingrédient de l’agent orange. Ils ont transformé l’agriculture en guerre chimique.

 

Qu’est-ce qui motive cette fuite en avant chimique malgré les échecs ?

Ce qui se joue vraiment avec les OGM et le génie génétique autour du végétal, ce n’est pas le progrès humain mais la recherche du profit. La naissance de ma prise de conscience s’est faite dans une réunion à laquelle j’ai assisté en 1989 dans le petit village de Bogève en Savoie, où des grands responsables de l’agrobusiness exposaient très clairement leur stratégie pour utiliser le génie génétique de manière à ce que des semences leur appartiennent et qu’ils puissent en tirer des redevances via leurs brevets. Tout ça n’a rien à voir avec la faim dans le monde, c’est de la pure cupidité. Et de l’argent, ils en ont fait ! La moitié du prix de vente du coton Bt transgénique relevait des redevances de brevet, comme l’a reconnu un représentant de Monsanto au parlement indien. 10 milliards par an, voilà ce que ces brevets coûtent annuellement aux fermiers américains.

 

Vous contestez qu’il y a de l’innovation dans ces semences OGM ?

Ce que je conteste fortement, c’est le mythe selon lequel quand on fait du génie génétique, on invente un nouvel organisme. Les graines et semences ne sont pas des inventions. La graine est la continuité de millions d’années d’évolution, d’adaptation, de transformation, le produit de milliers d’années de croisements par les cultivateurs et fermiers. Dans chaque graine est présente la contribution génétique des pollinisateurs, des organismes du sol, de nos grands-parents et de nos arrière-grands-parents. Ajouter un gène toxique dans cette graine serait un progrès qu’il faudrait rétribuer ? Si je mettais un polluant dans votre verre, je devrais payer une amende. Mais si j’applique les lois que Monsanto essaie d’imposer, si je mets un polluant dans votre eau, je deviens propriétaire de votre puits ! Ils ajoutent un gène polluant dans notre alimentation et proclament ensuite : « Maintenant, la graine nous appartient ».

 

Vous avez mené des batailles juridiques autour de ces brevets en Inde. Pouvez-vous nous parler de quelques exemples emblématiques ?

Avec les accords de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1994, la porte a été ouverte pour le brevetage de tout et n’importe quoi. D’abord avec les semenciers sur la détention et le brevetage de graines. Et puis il y a eu le premier cas de biopiraterie contre lequel nous avons dû mener une bataille juridique. Il s’agissait du neem, une plante que les agriculteurs indiens utilisaient pour contenir les nuisibles, sur laquelle une compagnie américaine a déposé un brevet. Après onze ans de bataille juridique, nous avons gagné. Puis il y a eu le riz Basmati. Une compagnie du Texas a déclaré qu’elle avait « inventé » le basmati et a voulu déposer un brevet dessus… Ils avaient juste pris du basmati, qu’ils ont croisé de manière conventionnelle avec un riz qu’ils cultivaient là-bas. Ils ont ensuite revendiqué la paternité de son arôme, de sa qualité d’élongation à la cuisson, de sa hauteur, et même de son mode de cuisson. Or ma grand-mère m’a appris à cuire le riz dès mes 6 ans ! On a dû mener une campagne massive de mobilisation à partir de 1998 et on a réussi à s’opposer à la plupart de ces revendications. Mais les semenciers déposent de nouveaux brevets constamment. 

 

Vous parlez de ce système comme d’un facteur de déstabilisation sociale et politique…

Oui. Un autre mythe autour de l’agriculture industrielle est qu’elle apporte la prospérité, et à travers la prospérité, la paix entre les peuples. En réalité, c’est un mode de production qui a un coût social et politique élevé. C’est très clair dans le cas de la Syrie par exemple, mais on n’en parle pas. Il y a eu une longue sécheresse dans le pays en 2009. Du fait de la manière dont la révolution verte a été menée là-bas, les paysans n’ont pas le droit d’utiliser leurs propres semences. Ces nouvelles variétés ne supportent pas la sécheresse. Résultat : 75 % des récoltes ont été perdues et 800 000 personnes ont été déplacées en un an. Un grand nombre de paysans se sont rendus en ville, une partie jetée en prison par Assad. Les proches des paysans emprisonnés sont sortis dans la rue et ont constitué les prémices du mouvement anti-Assad. Vous connaissez la suite… Tout commence par une politique agricole non durable et un système alimentaire injuste, générant de la pénurie. Les profits sont accaparés par les grands groupes tandis que les risques, eux, sont collectivisés.

 

Vous prônez une agriculture écologique et biologique. Est-ce un modèle économiquement viable ?

C’est la seule forme d’agriculture qui ait du sens. Pour des raisons écologiques, car l’agriculture industrielle détruit les sols, l’eau, la biodiversité, le climat (l’agriculture industrielle explique 40% des gaz à effet de serre) et notre santé. L’agriculture industrielle génère 30% de notre nourriture mais 75% de la destruction écologique au niveau mondial. Si on passe à 40% de notre nourriture d’origine industrielle, on aurait 100% de destruction, c’est la recette pour une planète morte. Nous avons fait deux rapports basés sur l’expérience de Navdanya : l’un montre  que nous pourrions nourrir adéquatement deux fois la population indienne avec juste des fermes biologiques. Le second calcule les coûts dérivés de l’agriculture industrielle qui ne sont jamais pris en compte lorsqu’on parle de sa soi-disant « productivité » : ces coûts environnementaux et sociaux cachés sont de 1,2 billion par an en Inde, sans parler des coûts de santé.

 

Est-il généralisable, notamment dans les pays développés ?

Oui, à condition d’arrêter de mener des politiques de soutien qui favorisent le modèle industriel. Ce qui bloque, ce sont les 400 milliards qui sont dépensés annuellement pour promouvoir l’agriculture industrielle, ce qui désavantage économiquement l’agriculture bio. Il faut développer les circuits courts et le manger local car les liens entre l’agriculture et le marché des consommateurs sont actuellement contrôlés par la grande distribution et ce qu’on appelle les « normes d’hygiène », avec comme mot d’ordre la loi de l’uniformité. La diversité n’est pas un danger sanitaire !

 

Sommes-nous menacés de la même manière en Europe ?

Sans mouvements pour éveiller les consciences, nous ne sommes protégés nulle part. Il y a deux grands dangers bien réels en Europe. D’abord, le développement des brevets et du contrôle sur des espèces non OGM (brocolis, tomates, pastèques…) issues de croisements conventionnels, ce qui veut dire que même les espèces non OGM vont également être contrôlées. Le second grand danger est la criminalisation de la reproduction et de l’échange de semences. Pour l’instant, chaque pays a un catalogue officiel de semences et décide ce qui sera autorisé ou pas. Mais ils veulent une loi pour l’Europe, où Bruxelles va décider ce qui pourra pousser sur une île en Grèce ou dans un jardin en France. Enfin, une autre grande menace pour l’Europe et la démocratie est le Traité transatlantique. Si ce traité voit le jour, l’Europe ne pourra pas se débarrasser des OGM car Monsanto et les autres pourront traîner les États devant la justice s’ils n’ouvrent pas entièrement leurs marchés et réfutent les brevets.

 

Les plantes médicinales sont-elles également menacées par les brevets ?

Il y a à peu près quatre ans, j’ai fait un état des lieux. Et il y a 9000 brevets en attente sur les plantes médicinales indiennes, 9000 brevets de biopiraterie. Par chance, en 1987, j’ai pu travailler avec le gouvernement indien, le parlement, les comités pour la rédaction des lois. Nos lois sur les brevets ne reconnaissent pas pour l’instant les brevets sur les processus biologiques. En Inde, il y a ce qu’on considère comme le savoir traditionnel, mais je crains que ce ne soit pas une protection juridique suffisante, car ne fait que rendre ce savoir accessible à tous. L’article de l’OMC qui autorise le brevetage du vivant devait être revu en 1999 et l’Inde, avec d’autres gouvernements, a défendu l’idée que la biopiraterie devrait être un crime et le brevetage du vivant illégal. Ces deux simples demandes ont rencontré le blocage des Etats-Unis à l’OMC. Et maintenant, il y a une pression directe des États-Unis sur l’Inde sur ces questions de propriété intellectuelle. Je prépare une campagne sur ce sujet.

 

Vous décrivez une agro-industrie qui peu à peu fait main basse sur le monde agricole dans sa diversité…

L’idée de cette agro-industrie est la suivante : qu’aucune graine quelle qu’elle soit ne soit gratuite. Notre idée à nous, c’est que toutes les graines devraient être gratuites et libres de droit. Ce qui doit être régulé, ce sont les semences OGM dangereuses, mais ce qui a été utilisé pendant 10 000 ans par l’agriculture, sans danger, qui a été naturalisé dans l’écosystème d’un pays, ça, on ne peut pas le criminaliser. Savez-vous que Monsanto a acheté le plus centre de recherche sur les abeilles ? Parce que les informations sur les effets des pesticides et des néonicotinoïdes deviennent gênantes, que les abeilles meurent du fait des semences BT… un bon moyen d’empêcher que ces recherches ne sortent. Nous parlons ici d’une approche totalitaire : rien que cette année, Monsanto a acheté le plus grand institut de recherche sur les abeilles, le plus grand centre de données sur le climat, le plus grand centre de données sur le sol, dans un contexte où ils possèdent déjà la majorité des entreprises de semence. Donc nous parlons ici d’un objectif de contrôle total. 

 

Que faire à l’échelle individuelle pour agir ?

Nous avons créé un mouvement mondial de liberté des semences (Global Seed Freedom). Tous les ans, du 2 octobre (la date de naissance de Gandhi) au 16 octobre (journée mondiale de l’alimentation), nous menons beaucoup d’actions. Au niveau individuel, ne consommez pas seulement biologique, consommez des fruits et légumes produits à partir de graines libres de droits : là se trouve le goût, là se trouve la nutrition. Nous avons été trop longtemps gouvernés par l’uniformité et l’uniformité est un indicateur du fascisme. Nous devons maintenant nous orienter vers la célébration de la diversité, symbole de liberté. Ensuite, qui que vous soyez, vous pouvez agir à votre échelle : même avec un petit pot de plante dans votre salon. Il peut s’agir d’un basilic, d’un romarin, de votre plante préférée, peu importe… Sauvez cette graine et sa liberté. Et en sauvant sa liberté, sauvez la vôtre.

 

Êtes-vous optimiste ?

Je suis optimiste pour trois raisons. Parce que ce système destructeur, qui paraît si puissant, est comme un château de cartes. Comme l’apartheid n’a pas tenu, comme le régime hitlérien n’a pas tenu, ce système ne tiendra pas non plus. D’autant qu’il s’écroule sur lui-même. Malheureusement, les États-Unis ont perdu une telle proportion de leurs ressources en graines libres… Si les agriculteurs américains avaient une alternative, ils laisseraient tomber les OGM, mais ils sont prisonniers. C’est pour ça que nous devons défendre d’autres solutions. Deuxième raison pour être optimiste : les prises de conscience et les mobilisations, présentes aujourd’hui dans des pays où elles n’étaient pas hier encore. La troisième raison est que je cultive l’optimisme, je cultive l’espoir. C’est pour ça que nous appelons nos programmes graines d’espoir, graines de liberté. J’espère vraiment que quand arrivera le grand sommet sur le climat l’année prochaine à Paris, la priorité sera de sauver les semences et l’agriculture biologique. Pas seulement pour une question de sécurité alimentaire, mais aussi comme une réponse aux changements climatiques. Car les données sont claires, le plus grand danger pour le climat c’est l’agriculture industrielle : trois gaz qu’elle produit (dioxyde de carbone, protoxyde d’azote et méthane) expliquent 40% des gaz à effet de serre. Ajoutez à cela les denrées agricoles déplacées sur des milliers de kilomètres… Avec l’agroécologie et en mettant en place les circuits courts, ces problèmes disparaissent.

 Propos recueillis par Arnaud Lerch

« Pour une désobéissance créatrice », entretiens de Vandana Shiva avec Lionel Astruc, 2014, Éditions Actes Sud.

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