Plantes et Santé Le magazine de la santé par les plantes

À chaque région sa tasse de thé

Tasse de thé

Le mot « thé » n'a pas toujours été réservé à l'infusion de feuilles de Camellia sinensis. Peu après l'arrivée de ce breuvage en France, on s'est mis à appeler ainsi de très nombreuses boissons de plantes locales, obtenues à partir de feuilles simplement séchées ou diversement fermentées. Ou comment la mode du thé réveilla la tisane…

De ce côté-ci de la Manche, on appelle thé exclusivement la boisson obtenue à partir de la plante que les explorateurs européens ramenèrent de Chine au XVIIe siècle, soit Camellia sinensis, un point c'est tout. « La langue française est l'une des rares à différencier les boissons issues de Camellia sinensis de celles issues d'autres plantes. Donc [...] toute infusion ou mélange qui ne contiendrait pas de feuilles de Camellia sinensis ne peut en principe pas porter le nom de thé », explique Arnaud Bachelin, consultant et commerçant en thé à Paris, dans le livre L'heure de véri-thé (éd. Baker Street).

Le bruit du monde

Aujourd'hui donc, n'est pas thé qui veut. Mais cela n'a pas toujours été le cas. Pendant longtemps, il était tout à fait banal de parler de thé de France, d'Europe ou des Alpes, et de thé rouge, bleu, jaune, violet, noir, blanc... pour parler des infusions de simples. Il y a eu ainsi, en France, des dizaines de sortes de thés.

L'affaire commence dans les années 1650, avec l'arrivée de Camellia sinensis dans les tasses des Européens, à la cour et chez les aristocrates. Une petite révolution pour le ventre : « Jusqu'au XVIIe siècle, la consommation d'eau chaude a mauvaise réputation auprès des médecins, qui lui prêtent une action néfaste vis-à-vis du système digestif et de l'estomac en particulier », rapportent les pharmaciens Francis Trépardoux et Pierre Delaveau, dans la Revue d'histoire de la pharmacie de 1999. Mais une fois le thé goûté, l'eau chaude sera réinventée… L'attrait pour ce breuvage reflète la passion des Occidentaux pour l'exotisme. En Chine, courant dès la dynastie Tang (618-907), il fait l'objet de livres et d'aphorismes saisissants –  « Je ne m'intéresse nullement à l'immortalité, mais seulement au goût du thé » (Lu Tung, poète et philosophe du IXe siècle), « On boit le thé pour oublier le bruit du monde » (T'ien Yi Heng, poète du XVIe siècle). Qui n'a pas envie d'en boire en lisant cela ?

Reconnaissant rapidement les vertus de cette boisson, les médecins européens la conseillent à l'élite. Au XVIIe siècle, le cardinal Mazarin l'emploie pour sa goutte, et Madame de Sévigné pour se réveiller. Dégusté dans de la porcelaine, le thé est beau, bon, mais cher. Trop pour le peuple. Le corps médical s'en inquiète. « Le prix élevé de ce feuillage, qui varie en France de 12 à 80 francs le kilogramme [...], en impose la privation aux classes pauvres : privation regrettable, car elles ne s'en dédommagent que trop par l'ingestion abusive d'alcooliques à bon marché », évoque, en 1862, Augustin Rouget, médecin à Arbois, dans ses Recherches sur nos thés indigènes.

Des boissons comparables

Dès lors, la médecine s'intéresse aux infusions de plantes communes. Saines, peu onéreuses et abondantes, elles remplacent avantageusement la gnôle du midi. Des « thés » de chez nous fleurissent dans les écrits des XVIIIe et XIXe siècles : thé suisse (mélange de Lamaciées), d'Europe (véronique officinale), de France (mélisse officinale), des Alpes ou des montagnes...

(crapaudine à feuilles d'hysope), de menthe, de sauge... Pédagogues, les docteurs insistent pour que l'on prenne ces boissons « à la manière du thé », c'est-à-dire chaudes (après infusion). Ils soulignent parfois leurs qualités communes avec celles du vrai thé, tel Jules de Bonadona, qui a étudié une vingtaine de breuvages du Bas-Languedoc dans une thèse parue en 1909. Pour lui, la crapaudine à feuilles d'hysope du thé des Alpes (Sideritis hyssopifolia), aujourd'hui protégée, et l'épiaire droite (Stachys recta) du thé blanc ont « [une] saveur, [une] odeur et même [une] efficacité comparable à celles du vrai thé de Chine ».

Le Thé d'Aubrac, identitaire et patrimonial

Le calament à grandes feuilles (Clinopodium grandiflorum) pousse entre 900 et 2 000 m d'altitude dans les sous-bois de hêtres. Présent dans les Alpes, les Pyrénées et en Corse, il est dense en Aubrac, où on l'utilise traditionnellement contre les maux d'estomac. À la fin du XIXe siècle, la région attire avec son grand air, ses fromages, sa viande puis ses cures – un sanatorium ouvre en 1902. La même année, trois pharmaciens parisiens déposent la marque Thé d'Aubrac à l'INPI. Ils expliquent qu'en 1120, la plante est employée, principalement sous forme de liqueur, par les moines de la dômerie d'Aubrac, hospice dédié aux pèlerins de Compostelle. Après l'exode rural au XXe siècle, les années 1980 relancent la cueillette sauvage du calament, au point de faire craindre pour sa survie locale. Depuis 2012, un groupement d'une quinzaine de producteurs le cultive afin de ­limiter la cueillette, contribuant ainsi à institutionnaliser l'appellation Thé d'Aubrac.

De là à désacraliser ledit thé, il n'y a qu'un pas… que le Dr Rouget franchit : « En résumé, nous ne sommes pas condamnés au thé de Chine à perpétuité. [...] Notre flore indigène n'est pas tellement pauvre que nous n'ayons la ressource de fréquentes et heureuses substitutions. Aux hommes de cœur et d'intelligence de lutter avec énergie contre le préjugé fatal qui nous porte à dédaigner les productions utiles dont la prévoyance de la nature a doté notre sol [...] ». Le Dr Rouget fera partie de ceux qui revalorisent les médicinales. Paradoxe, pourtant : c'est bien le succès du thé de Chine, produit sélect, qui entraîne celui des tisanes, les thés d'ici. « Nous sommes en présence d'un phénomène de société intéressant des groupes d'individus socialement distincts, guidés dans leur mode de vie par un mimétisme de classe », indiquent Trépardoux et Delaveau.

Les vertus des Lamiacées

Beaucoup de ces plantes sont toutefois connues de longue date dans les campagnes. Il s'agit de Lamiacées aux qualités tonifiantes ou digestives, dont les infusions peuvent être bues comme le thé, le matin ou après le repas : origan, thym, menthes, dracocéphale (thé bleu). D'autres ont un goût astringent, comme les feuilles de framboisier ou de fraisier, qui font les « thés de ménage », ou l'épilobe hérissé, utilisé comme succédané durant les guerres. Et le petit nom de thé n'est pas réservé aux locales : on l'emploie pour la monarde, aromatique ramenée d'Amérique du Nord, domestiquée en Europe et dont l'infusion fait le thé rouge d'Auvergne.

De la monarde pour le thé rouge d'Auvergne

Originaire d'Amérique du Nord, la monarde, Monarda didyma, était bien connue des Amérindiens. Découverte au XVIe siècle par les explorateurs européens, ce n'est deux cents ans plus tard que les colons s'y intéressent. En effet, le thé de Chine fait l'objet d'un boycott marquant le début de la révolte politique du Boston Tea Party menée contre la Compagnie anglaise des Indes orientales et le gouvernement britannique et dessinant les prémices de la guerre d'indépendance. La monarde arrive en Europe à cette époque. « On ne connaît pas l'histoire exacte de son installation en Auvergne, avoue Christine Roche, productrice de plantes aromatiques et médicinales dans la montagne du Bourbonnais, passionnée par la belle échevelée. Mais les anciens de la région disent qu'ils l'ont toujours connue. En cuisine, elle est tout aussi intéressante que d'autres plus connues, comme le safran, et se marie bien avec le sucré, notamment le chocolat. » On teste ?

Selon une étude ethnobotanique de 2004 portant sur 70 plantes d'Espagne utilisées en thés de nos jours, celles-ci sont vues avant tout comme composant des boissons récréatives favorisant le lien social et la détente, et non comme des remèdes, même si elles en ont le potentiel : « Il semble que l'habitude de boire Camellia sinensis a construit le contexte cognitif pour boire d'autres infusions n'ayant pas de but médicinal spécifique. » En France, la dénomination « thé » pour désigner des tisanes ou plantes à tisanes semble, à notre connaissance, s'être perdue. Seuls le thé d'Aubrac et la monarde continuent de porter cette appellation, tandis que de nombreux herboristes proposent des mélanges végétaux qu'ils baptisent « thés ». Une façon, peut-être, de donner une image moins médicale de ces plantes. Dans tous les cas, thé d'ici ou de là-bas, l'important reste de continuer, le temps d'une tasse, à oublier le bruit du monde…

De la véronique dans un thé du Nord censé tout guérir

Avec l'arrivée du thé de Chine, la véronique officinale, Veronica officinalis, a connu son heure de gloire. « Un peu surfaite », estime Pierre Lieutaghi dans son Livre des bonnes herbes. En 1693, un certain Frédéric Hoffmann, chimiste, lance la mode de l'infusion de véronique, formant un « thé d'Europe » ou « thé du Nord » supérieur en goût et en vertus, selon lui, au thé de Chine. Toute l'Allemagne se mit à en boire. Un traité de  300 pages fait de ce thé un remède universel… Mais la soi-disant panacée retombera vite dans l'oubli.

Remerciements à Thierry Thévenin, Carole Brousse et Séverine Pioffet.

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