Quand les parfums soignaient
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Prévenir et soigner les maladies grâce aux effluves parfumés des aromatiques, des résines venues d'Orient : cette pratique a perduré de l'Antiquité au xixe siècle. Partons sur les traces de cette approche sensorielle de la médecine.
Depuis l’Antiquité jusqu’à la séparation de la parfumerie et de la pharmacie, en 1810 en France, le rôle prophylactique et thérapeutique du parfum sera constant. Prophylactique pour purifier les temples et les églises, le parfum était aussi brûlé en offrande aux dieux pour leur demander protection contre les maladies. Le mot « parfum » vient d’ailleurs du latin per fumum, « par la fumée ». Dans l’Antiquité, les statues des divinités étaient enduites d’onguents aromatiques dans l’espoir d’obtenir guérison et rédemption. Des résines et bois précieux comme l’encens oliban, le camphre, le santal, la myrrhe ou l’oud étaient acheminés à grands frais depuis les lointaines contrées d’Afrique ou d’Orient. La menthe, la rose de Damas, le safran, le jasmin étaient séchés puis mis à macérer dans des huiles végétales comme celles de ben (ou moringa), de sésame, d’olive verte ou encore d’amande. On s’en frictionnait le corps, on les ajoutait dans l’eau du bain, on les respirait, on les diluait pour les boire.
L’usage de l’alambic se répand
Si leurs bonnes odeurs véhiculaient l’idée de protection contre les mauvais esprits, elles étaient aussi synonymes de soin contre les afflictions du corps. Ainsi, les parfums, considérés comme de véritables médicaments autant internes qu’externes, jouaient un rôle considérable en médecine et le fabricant de parfums était notre pharmacien actuel. « Les médecins, dès l’Antiquité, pensaient que les mauvaises odeurs pénétraient par les pores de la peau, les narines et la bouche pour y provoquer des maladies. Les bonnes odeurs apparaissaient comme des contrepoisons », explique Annick le Guérer, anthropologue, spécialiste de l’histoire des parfums et commissaire scientifique de l’exposition « Parfums d’histoire : du soin au bien-être ».
Découverte polysensorielle
« Parfums d’histoire : du soin au bien-être », c’est le titre du parcours muséographique permanent proposé au musée de Saint‑Antoine‑l’Abbaye (Isère). Il invite à une découverte polysensorielle et...
interactive des parfums thérapeutiques au fil des siècles, en prise directe avec le patrimoine laissé en héritage par les Hospitaliers de Saint‑Antoine. Un jardin médiéval offre une parenthèse végétale au cœur de la visite. Informations sur le site Musees-isere.fr
Les recettes étaient très élaborées, par exemple celle du kiphy, célèbre senteur de l’Égypte ancienne composée de souchet, térébinthe, jonc et roseau odorant, myrrhe, nard, baies de genièvre et fleurs de genêt. Brûlé dans les temples, il était aussi prescrit pour soigner les maladies pulmonaires, digestives ou hépatiques, et pour détendre. Son emploi thérapeutique figure dans le papyrus médical Ebers.
Lors de la grande peste d’Athènes (430 à 426 av. J.-C.), Hippocrate ordonne de brûler des aromates à chaque carrefour pour « purifier » la ville et la libérer de ce fléau. Les formules se précisent et les médecins grecs et romains tentent de les adapter aux différentes maladies. Ainsi, la liste la plus complète de parfums antiques figure dans l’ouvrage De materia medica écrit par Dioscoride au Ier siècle. Galien en répertorie également dans ses traités médicaux du IIe siècle. Quelques siècles plus tard, sous l’influence arabe, l’usage de l’alambic se répand et permet la préparation des eaux aromatiques et des essences. Certaines senteurs deviennent de réelles panacées, comme la sauge. Romarin, thym, sarriette, lavande, menthe ainsi que les fleurs de lys ou de rose, cultivés par les moines dans leurs carrés de simples, sont autant d’ingrédients thérapeutiques valorisés pour leurs odeurs.
« Avec la grande peste de 1348 qui décime le quart de la population européenne, les parfums médicinaux vont encore se développer pour lutter contre les miasmes », poursuit Annick le Guérer. Les médecins portent de grandes capes et des masques remplis d’aromates pour se protéger des « pestilences » lorsqu’ils vont soigner les pestiférés. Au fil des siècles, ils ajoutent à ces antidotes parfumés des odeurs violentes telles que celles de soufre, d’arsenic ou encore de poudre à canon, censées potentialiser la puissance thérapeutique des effluves plaisants…
L’eau de Cologne, un médicament jusqu’en 1936
L’eau de Cologne n’est pas née en Allemagne, mais dans le couvent Santa Maria Novella, à Florence, au XVIe siècle. Le parfumeur Giovanni Paolo Feminis, installé à Cologne, la rebaptisera « eau de Cologne » et en vantera les vertus thérapeutiques aux officiers français pendant la guerre de Sept Ans (1756-1763). Sa réputation se répand alors dans toute l’Europe et elle passe pour une panacée. On dit que Napoléon lui-même en buvait pour soigner ses migraines ou reprendre des forces sur le champ de bataille. Elle sera inscrite au Codex pharmaceutique pendant des décennies, pour soigner des maux aussi divers que l’apoplexie, les coliques, la jaunisse ou encore les bourdonnements d’oreilles…
« Inefficaces car non odorantes »
Les parfums servent aussi bien à purifier, entretenir la beauté des dames, qu’à soigner les tumeurs, les désagréments digestifs, la goutte ou les problèmes oculaires : en témoigne la longue liste des indications de l’eau de la Reine de Hongrie, une formule datant de 1370 qui fit fureur durant des siècles. « À la Renaissance, on ajoute aux ingrédients aromatiques des produits magiques pour renforcer leur pouvoir, corne de licorne, perles, bézoards, corail… Mais le célèbre médecin Ambroise Paré condamne ces pratiques en affirmant que de telles substances sont inefficaces car non odorantes », poursuit la spécialiste. Au siècle de Louis XIV, les médecins décrètent encore : « Toute la vertu des médicaments ne réside que dans leurs odeurs ».
Finalement, il faudra attendre la seconde moitié du siècle des Lumières et l’arrivée de la chimie avec Lavoisier pour que cette toute-puissance des parfums soit peu à peu remise en cause. En 1773, Louis-Bernard Guyton de Morveau préconise d’employer l’acide muriatique pour désinfecter les lieux fermés. Ces vapeurs chimiques serviront à nettoyer la cathédrale de Dijon, remisant au placard les fumigations d’encens, de myrrhe ou de benjoin… En 1810, un décret de Napoléon sépare définitivement la parfumerie de la pharmacie. Seule la célèbre eau de Cologne pourra encore afficher des propriétés thérapeutiques, son propriétaire, Jean-Marie Farina, ayant accepté d’en livrer la composition exacte à la Commission des remèdes secrets du 1er Empire. Le parfum comme médicament va peu à peu sombrer dans l’oubli… jusqu’à ce que, dans le sillage des huiles essentielles, on parle désormais d’olfactothérapie…