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L'avenir est dans la friche

Friche urbaine

Lieux à l'abandon, désaffectés, envahis par les mauvaises herbes… Dans le sillage des changements profonds survenus dans l'agriculture au XVIIIe siècle, le regard porté sur les terrains laissés en friche est rarement positif. Mais, les menaces qui pèsent sur la biodiversité nous amènent à reconsidérer ces lieux où le vivant reprend ses marques…

Selon Le Larousse, une friche est un lieu laissé à l'abandon et dépourvu de culture. Une définition à connotation péjorative puisqu'on associe la friche aux activités humaines, mais de façon négative : elle ne serait que le résultat de ce qui a été transformé par nos mains un jour, et abandonné le lendemain. Ce point de vue ne date pas d'hier. Selon Rémi Beau, philosophe de l'environnement et auteur de Éthique de la nature ordinaire : « Le regard très négatif de la friche s'est formé à partir de la fin du XVIIIe siècle et s'intensifie au XIXe siècle. À la fois sur la friche urbaine, avec le développement d'une forme de rationalisme et la naissance de l'urbanisme, qui cherche à optimiser l'occupation de l'espace ; et dans la campagne, pour répondre à des objectifs de productivité. »

Tout commence à la fin du XVIIIe siècle avec des changements importants dans l'agriculture. Les premiers ­agronomes définissent les bases des systèmes de ­polyculture et d'élevage et pour améliorer la productivité, proposent de remplacer la jachère par des prairies artificielles ou des cultures fourragères. Ces terres dont on ne cultive plus le sol, étaient alors mises à disposition de tous les animaux du village, dans le cadre d'un droit d'usage : la vaine pâture.

Des espaces communs sacrifiés

Qui dit fin de la jachère, dit donc fin de ce droit d'usage. Une tendance qui s'inscrit dans la profonde réorganisation de la société rurale qui a lieu à cette période, et qui voit se développer la propriété privée au détriment des espaces communs, qui ne concernaient cependant pas que les champs en jachère ! Puisqu'ils recouvraient aussi les bords de chemins, les petits bois, le maquis, la garrigue, les landes, les tourbières… Enfin tous les lieux, ni cultivés, ni boisés qu'on fréquentait, non seulement pour y faire ­manger les animaux d'élevage, mais aussi pour y ­glaner, chasser et cueillir (fruits, graines, champignons, gibiers). D'un côté donc, la propriété privée est valorisée. De l'autre, les discours des agronomes (et des forestiers) invitent les propriétaires à aménager l'espace de façon rationalisée, en « bons pères de famille » – c'est-à-dire à rompre avec les espaces naturels « incertains » sur le plan agronomique : terrains abandonnés, landes, maquis, garrigues, tourbières, marais et autres parcours. Rassemblés sous le nom de friches, ces espaces flous et mal ordonnés sont de plus en plus stigmatisés – tout comme celles et ceux qui sont censés les gérer. « Non productives, les friches sont le signe de la paresse des humains qui ne travaillent pas assez », résume Rémi Beau.

À partir des années 1960, ce regard négatif prend une autre dimension. Tandis que l'exode rural vide les campagnes de ses paysans, l'après-guerre voit les engrais chimiques et la mécanisation se généraliser dans les champs. Le paradoxe qui en résulte, c'est que les cultures deviennent plus productives, alors que les paysans disparaissent. Libérés de l'emprise humaine, des espaces autrefois cultivés se reboisent naturellement. Un renouveau de nature spontanée, qui s'ajoute aux nombreuses opérations de reforestation menées dans les années 1970. Assimilées à l'abandon des campagnes par les humains, les friches deviennent le symptôme d'un...

phénomène social inquiétant : la désertification rurale. Elles dérangent. Pointer du doigt leur existence, c'est alors une façon de désigner une société qui traite mal son agriculture, ses agriculteurs et de manière générale, elle-même.

Quand le regard s'inverse

Cette représentation commence à changer avec les débuts de l'environnementalisme. « Auteurs, penseurs et militants disent qu'il faut s'intéresser de plus près aux espaces qu'on habite, et montrent que la nature sauvage ne se trouve pas que dans la wilderness des grands espaces américains », explique Rémi Beau. Avec la désindustrialisation des années 1980, la friche s'aventure davantage en ville. Usines, zones commerciales et immeubles désaffectés se multiplient, se couvrant çà et là de végétaux comme d'une humanité multiforme, souvent des personnes à la marge. Ce sont aussi les débuts de l'écologie urbaine et des approches paysagistes inspirées de personnalités comme Gilles Clément, jardinier paysagiste, qui fait la part belle au vagabondage du vivant. « Ce faisceau de pensées et de préoccupations mène à une inversion du regard, analyse Rémi Beau. Les friches ne sont plus des paysages dégradés, en attente de reconversion et de réappropriation, mais des espaces intéressants pour la pensée, une expérience de nature et une biodiversité qui y trouvent refuge. Pour autant, cette forme de revalorisation n'évacue pas le regard de beaucoup de gens, qui considèrent encore la friche comme sale. »

 

La vogue des tiers lieux

Depuis les années 2010, on assiste au succès grandissant de tiers lieux, des espaces urbains désaffectés et réinvestis de façon plus ou moins marginale. En région parisienne, se sont fait connaître : la Mutinerie, Ground Control, Vive les Groues, 6B, ou encore les Grands Voisins. Autant d'espaces protéiformes, dans la mesure où ils accueillent des ateliers d'artistes, des locaux d'associations, d'entrepreneurs sociaux, des fablabs, des espaces de coworking, des hébergements pour migrants, demandeurs d'asile, réfugiés, des food trucks, des répar'cafés, des salles de yoga, des potagers, des escape game. Qualifiés par certains d'urbanisme transitoire, – ils sont en attente de la décision définitive concernant leur transformation – ces friches urbaines ont un point commun : celui d'avoir été initiées avec l'aval des autorités, voire à leur initiative. Une forme d'institutionnalisation, qui peut faire perdre à ces espaces alternatifs la force de la contestation sociale des années 1970.

Mais pour les biologistes, la friche est avant tout un espace sauvage qui, si on le laisse évoluer librement, mène doucement mais sûrement vers la forêt. Depuis les années 1980, elle est scrutée attentivement par les écologues tels Audrey Muratet, maître de conférences au laboratoire Image, ville, environnement de l'université de Strasbourg. En 2011, elle publie Terrains vagues, journal réalisé dans le cadre d'une étude du Muséum national d'histoire naturelle, menée sur 21 friches du département de Seine-Saint-Denis. Conduite avec des artistes, cette exploration de terres laissées à la dynamique végétale et animale, a permis de recenser 338 espèces de plantes, 42 d'oiseaux et 17 de papillons. Soit un tiers de la biodiversité du département ! Ce qui prouve bien « le rôle prépondérant des friches urbaines en tant que réservoir de biodiversité », concluent les auteurs. Par ailleurs, selon qu'il s'agisse de sols nus fraîchement retournés, de prairies, de ­fourrés ou de bois, les espèces végétales et animales qu'on y découvre sont différentes. D'où la complémentarité et ­l'importance de ces différentes formes de friches. Surtout si l'on se souvient de certains chiffres alarmants d'actualité. Par exemple, en dix ans, le nombre de papillons a diminué de 18 % en île-de-France, selon le rapport datant de 2016 de l'agence régionale de la biodiversité. Ou encore le nombre d'oiseaux familiers des villes françaises a chuté de 30 % en seulement trente ans. En permettant la circulation et la préservation de nombreuses espèces communes, les herbes des friches ne sont donc pas si folles. Elles sont tout simplement nécessaires.

 

La friche abrite une flore abondante

La friche urbaine se compose de six végétations spécifiques qui dépendent du sol, de l'humidité, de l'ensoleillement et de la fréquentation humaine.

Dans les interstices minéralisés, l'amarante couchée, le pâturin rigide, la saxifrage à trois doigts s'adaptent aux faibles quantités de terre et d'eau dans les fentes.

Dans les milieux ­pionniers, s'installent le coquelicot, le ­galinsoge cilié, la ­cardamine ­hirsute, ­le chénopode blanc, la moutarde des champs.

Dans les friches, (au sens écologique du terme) on trouve la bardane, la molène, l'onagre, le fenouil commun, la carotte sauvage, l'ortie dioïque, la vergerette, la verveine officinale, la renouée du Japon, la verge d'or du Canada…

Dans les prairies, la flore se compose du ­fromental élevé, de la houlque laineuse, de la fétuque rouge, du pâturin, de la pâquerette…

Dans les fourrés et les boisements, poussent l'arbuste à fruits charnus comme la ronce, le rosier, le sureau ou le ­cornouiller, mais aussi l'aubépine, le buddleia et le saule. En cas ­d'abandon total (rare en ville) vient le vrai bois, avec le ­robinier, l'ailante, le peuplier et l'érable.

Dans les berges et les zones humides, la renouée du Japon, l'ortie dioïque, la prêle des champs accompagnent des espèces hygrophiles telles que l'épilobe hérissé, l'aulne glutineux ou encore le saule blanc.

Des lieux d'observation à ciel ouvert

Dans l'introduction de leur Manuel ­d'écologie urbaine, Audrey Muratet et François Chiron rappellent que les gens des villes ont terriblement besoin de ces zones sans lignes droites, dynamiques, avec très peu ou pas d'emprise humaine – l'inverse du minéral artificiel. En effet, « la connaissance théorique et virtuelle de la nature ne peut remplacer l'expérience sensible de son contact », rappellent les auteurs. Ils attribuent d'ailleurs la crise du vivant à une crise de l'expérience sensorielle. La résoudre, c'est garder le lien avec cette nature ordinaire « afin d'éveiller nos sens, de les développer, de les aiguiser, d'expérimenter, d'observer et de ne pas s'autodétruire ». Sans pour autant confiner la valeur de son existence à sa simple utilité pour l'homme. Il s'agit de la reconnaître en elle-même. En ce sens, l'admirable livre d'Audrey Muratet, Myr Muratet et Marie ­Pellaton, Flore des friches urbaines, fait œuvre de pionnier, par son approche à la fois scientifique et artistique de la friche. Loin d'être un lieu abandonné, la friche mérite d'être vue autrement. Elle est un cabinet de curiosités, à ciel ouvert.

Aller plus loin

Flore des friches urbaines, d'Audrey Muratet, Myr Muratet, et Marie Pellaton, éd. Xavier Barral, 2017.

Éthique de la nature ordinaire, de Rémi Beau, Éditions de la Sorbonne, 2017.

Manuel d'écologie urbaine, d'Audrey Muratet et François Chiron, éd. Les presses du réel, 2019.

 

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