Plantes et Santé Le magazine de la santé par les plantes

Marc-André Selosse « Les tannins constituent l'architecture cachée du monde »

Tanins

Depuis longtemps, l’homme a exploité les propriétés des tannins. Selon Marc-André Selosse, on leur doit la longévité des arbres, la communication entre le règne végétal et le règne animal et même la formation de certains paysages. Pour le chercheur du Museum national d'histoire naturelle, ces molécules végétales constituent une invitation à revisiter le monde.

Plantes & SantéDans votre dernier livre, Les goûts et les couleurs du monde, vous affirmez que les tannins sont des molécules aussi importantes que les protéines, les lipides ou les glucides. Pouvez-vous nous dire pourquoi ?

Marc-André Selosse Il y a une raison quantitative et une autre qualitative. Au niveau quantitatif, ils représentent 30 à 40 % de la biomasse des écosystèmes. En effet, la subérine, présente dans les écorces des arbres et les bourgeons, et la lignine, composant majeur du bois, sont des tannins géants qui confèrent de la rigidité aux arbres. Or ces éléments sont extrêmement abondants dans les écosystèmes. Les tannins sont l’architecture cachée du monde ! Au niveau qualitatif, les tannins exercent une kyrielle de fonctions dans les plantes. En plus de les protéger contre les éléments (rayons ultraviolets), ils permettent aux plantes de « discuter » avec les animaux, soit en attirant les pollinisateurs, soit en repoussant les prédateurs. Dans les fleurs, les fruits et les autres organes végétaux, la palette des bleus aux roses et celle des jaunes sont liés à des tannins : ce sont les anthocyanes, les flavones ou les flavonoïdes. Enfin, ces molécules finissant dans le sol à la mort des plantes, elles déterminent le type de sol selon leur quantité. Les tannins sont donc des acteurs majeurs de la biochimie du vivant que nous avons complètement sous-estimés, sans doute parce qu’ils ne sont présents que dans les plantes et que nos biochimistes ne se soucient que trop peu du monde végétal.

P & SOn les appelle aussi polyphénols alors ­pourquoi parlez-vous de tannins et pourquoi écrivez-vous le mot avec deux n ?

M.-A. S. Je préfère employer un terme issu du langage courant afin de démythifier et donner un côté plus familier à cette famille de molécules. Tout le monde connaît les tannins, même si on les associe généralement au vin ou au thé. C’est un mot ancien, de racine celte, comme de nombreux mots venus de la technique et de la ruralité, et son orthographe a donc tardé à se fixer avec un ou deux n : j’ai choisi d’en mettre deux, comme c’est le cas dans tous les mots dérivés comme tannage et tanner. Mais surtout, le mot tannin remonte à un usage très ancien que tout le monde connaît : « tan » veut dire « chêne » en langue celte, car ce sont des morceaux de l’écorce de cet arbre qui étaient utilisés pour tanner le cuir. Depuis longtemps, l’homme a exploité l’une des propriétés les plus notables de ces substances qui est d’interagir avec les protéines : les complexes tannins-protéines produits augmentent la résistance mécanique des peaux qui deviennent moins putrescibles.

P & SComment les tannins interagissent avec les protéines et quelles en sont les conséquences ?

M.-A. S. Pour des raisons chimiques, les tannins ont beaucoup d’affinité pour les protéines, ce qui veut dire qu’ils s’accrochent à elles. Mais comme ils se lient à différentes parties qui ne sont pas forcément proches les unes des autres, cette interaction modifie la structure des protéines et les déforme, ce qui fait qu’elles ne remplissent plus leurs fonctions. Il suffit de mordre dans un fruit trop vert ou de boire un vin trop jeune pour s’en rendre compte : les tannins dénaturent les protéines lubrifiantes de la bouche, qui devient alors râpeuse et on a une impression de raideur, phénomène que l’on appelle l’astringence. En réalité les protéines salivaires, déformées, ne lubrifient plus la bouche. Cette affinité pour les protéines est aussi à la base de la toxicité des tannins : dans le tube digestif, ils interagissent avec les protéines digestives (ou enzymes), ce qui bloque la digestion. Si l’on abuse de fruits verts, on a la diarrhée ! Enfin, on explique ainsi la persistance aromatique du cacao, du vin, du café ou du thé : en se fixant aux muqueuses, leurs tannins vont ensuite se détacher un à un, stimulant longuement les récepteurs des arômes, donnant ce qu’on appelle la longueur en bouche.

P & SComment les plantes font-elles pour que les tannins n’interagissent pas avec leurs propres protéines et bloquent leur fonctionnement ?

M.-A. S. Les plantes, ainsi que certaines algues, les brunes ou les diatomées, ont dans leurs cellules des compartiments qu’on appelle les vacuoles, où elles peuvent stocker ces molécules en dépit de leur toxicité. Non seulement les animaux n’en ont pas, mais lorsqu’ils mangent des plantes, ils libèrent les tannins des vacuoles en brisant leurs cellules, et sont confrontés à leur toxicité. Les animaux sont généralement des cibles, mais les insectes s’en servent pour tanner les protéines de leurs carapaces ce qui leur sert aussi de défense : ils ont pratiqué le tannage bien avant l’homme !

P & SQuelles sont les plantes qui possèdent le plus de tannins et quel est leur intérêt pour elles d’en accumuler autant ?

M.-A. S. En plus de la lignine qui rend les arbres et les arbustes rigides, de nombreux autres tannins aident les plantes à se protéger. Globalement, face au stress, ces molécules représentent de véritables couteaux suisses pour les végétaux : certains sont toxiques pour les herbivores, d’autres les protègent des forts ensoleillements en absorbant la lumière, d’autres encore ont un rôle antioxydant notamment en luttant contre les radicaux libres qui peuvent abîmer les cellules et les tissus. Enfin, en cas de blessure ou de broutage, les tannins sont des agents cicatriciels. Les vignerons le savent bien : les conditions pour obtenir les meilleurs crus de vin sont en effet stressantes. La vigne, qui est normalement une liane du bord de l’eau, est cultivée dans les sols secs et fréquemment taillée.

P & SVin, thé, épices… Comment l’humain a-t-il sélectionné ces végétaux comestibles qui sont riches en tannins ?

M.-A. S. Les tannins ont deux grands rôles pour la santé humaine. Tout d’abord ils sont antioxydants : on entoure certains aliments d’épices afin de mieux les conserver. Pour les mêmes raisons, le thé protège contre les cancers, à l’exception de ceux du tube digestif, qui se trouve plus exposé aux tannins. ­Deuxième grand rôle : les tannins sont antibiotiques. Ils désactivent les enzymes des microbes, car ce sont des protéines ! À une époque où il n’y avait pas d’eau courante, il valait mieux boire du vin, de la bière, du thé ou du rooibos. On a dû apprendre à doser les tannins : en effet, parmi ceux qui sont présents dans les épices, certains sont toxiques à forte dose comme la myristicine de la noix de muscade qui peut faire mal au ventre et qui est hallucinogène. D’ailleurs, l’attrait pour les plats épicés n’est pas inné, et les plus jeunes les repoussent bien souvent : comme l’humain a appris au cours des âges à aimer certains tannins, les parents apprennent aux enfants à les apprécier. Avec les tannins, il y a à présent des arômes et des plaisirs à prendre !

P & SPeut-on dire que si certaines plantes sont médicinales, c’est à cause de leurs tannins ?

M.-A. S. En effet, de nombreuses infusions et notamment le thé sont dites « dépuratives » car elles nous font fabriquer de l’urine : le corps tire la chasse d’eau pour les éliminer ! N’est-ce pas l’origine du nom pissenlit et autre pisse-mémé ? Une des grandes fonctions des tannins est, historiquement, de nettoyer l’organisme car au passage, cela emmène d’autres toxines voire les bactéries et les animaux parasites. La canneberge, par exemple, agit dans la prévention des cystites, car ses tannins sont non seulement éliminés via les urines, mais en plus, ils neutralisent les bactéries qui essayent de se fixer dans la vessie en interférant avec leurs protéines de surface. Cela évite leur prolifération si elles arrivaient à s’attacher. Plus simplement, il faut manger des fruits, surtout lorsqu’ils sont biologiques. En effet, on peut consommer la peau où les tannins sont massés aux frontières des tissus des plantes. C’est là que se joue la protection contre la lumière et contre les attaques.

P & SVous expliquez dans votre livre qu’on a choisi en agriculture des plantes de moins en moins tanniques. Quelles en sont les conséquences ?

M.-A. S. Les plantes moins riches en tannins sont en effet plus comestibles. Mais elles sont de fait plus appétentes pour les animaux et les parasites, et moins capables de résister aux stress. On a mis des enclos autour des champs, on a irrigué… on a compensé ! Mais cela a aussi poussé à utiliser des pesticides, car ces plantes se défendent moins bien. Aujourd’hui, il faut se tourner vers les gènes des populations sauvages afin de retrouver ces anciens modes de défense des plantes.

Parcours

1968 Naissance à Paris

1979 Découverte du monde des champignons

1988 Entrée à l’École normale supérieure (ENS), rue d’Ulm

1998 Thèse sur les champignons en symbiose avec les plantes

2000 Parution de La Symbiose : structures et fonctions, rôle écologique et évolutif (éd. Vuibert)

2004 Professeur à l’université de Montpellier

2015 Professeur associé à l’université de Gdansk (Pologne)

2013 Professeur au Muséum national d’histoire naturelle

2017 Parution de Jamais seul (éd. Actes Sud)

2019 Parution du livre Les goûts et les couleurs du monde (éd. Actes Sud).

La coumarine, du parfum au poison

Quel est le point commun entre l’aspérule odorante, la cannelle de Chine, la fève tonka, le mélilot officinal, ou le céleri ? Ces végétaux contiennent un tannin, la coumarine, utilisée en parfumerie pour ses arômes de vanilline et de foin séché. Il faut mâcher l’aspérule odorante pour que ses arômes s’exhalent. La coumarine doit être libérée de la vacuole qui la contient et subir une oxydation au contact de l’air pour bien s’exprimer. Mais cette molécule est déconseillée à forte dose. La mort-aux-rats n’est autre qu’un dérivé de coumarine ! Le vin de mai, où l’on fait macérer une poignée de fleurs d’aspérule odorante, doit plus que tout autre alcool être consommé avec modération ! Pour le médicament à base de mélilot officinal (Esberiven, indiqué pour l’insuffisance veineuse) la teneur en coumarine a été dosé en prenant en compte la balance bénéfices risques.

Quand les tannins dessinent des paysages

Le Connemara en Irlande, le Grand Nord canadien, ou plus près de nous, les Landes de Bretagne et des hauteurs du Massif central… ces paysages naturels, où la forêt et les cultures sont absentes, se caractérisent par des sols très noirs qui maculent fort les mains. Ils sont très riches en tannins ! Ils sont en effet le résultat de la décomposition de feuilles de bruyère ou de rhododendron, des plantes de la famille des Ericaceae qui abondent dans ces milieux. En tombant au sol, ces végétaux inhibent la vie du sol, affectant surtout les bactéries mais aussi les lombrics, et laissent la matière morte aux mains des champignons qui ne la dégradent que lentement en l’acidifiant. C’est ce qu’on appelle une terre de bruyère, utilisée en jardinerie, car elle retient bien l’eau, mais toujours en mélange, car elle est peu nourricière.

En aucun cas les informations et conseils proposés sur le site Plantes & Santé ne sont susceptibles de se substituer à une consultation ou un diagnostic formulé par un médecin ou un professionnel de santé, seuls en mesure d’évaluer adéquatement votre état de santé.
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