Plantes et Santé Le magazine de la santé par les plantes

Florence Burgat  « La vie végétale fascine, car elle renaît sans cesse et ne connaît pas le déclin »

Florence Burgat « La vie végétale fascine, car elle renaît sans cesse et ne connaît pas le déclin »

Les végétaux sont-ils capables d’aimer et de souffrir, comme l’écrivent certains auteurs dans de récents ouvrages à succès ? La philosophe, Florence Burgat, directrice de recherche à l’Institut national de la recherche agronomique, publie Qu’est-ce qu’une plante ? dans lequel elle prend ses distances avec cette vision « humanisante » des plantes qui, selon elle, nous éloigne de leur vraie nature.

Plantes & Santé. Votre livre Qu'est-ce qu'une plante ? est une analyse des penseurs qui ­réfléchissent aux spécificités de la vie végétale. Parmi eux, l'auteur Peter Wohlleben relève surtout des analogies avec les êtres humains. Comment expliquer le succès de sa vision qui humanise ­littéralement les plantes ?

Florence Burgat. L'anthropomorphisme est un biais assez classique pour présenter une idée, et on le fait souvent avec les enfants. Il n'empêche : le fait de « réanimer » le monde végétal, comme le fait cet auteur, ne fait pas partie de notre culture. Ma première hypothèse concernant son succès est que son approche consonne avec un mouvement plus large de remise enFlorence Burgat question de la pensée occidentale : dans nos sociétés, marquées par l'ultraconsumérisme et le recul des religions traditionnelles, de plus en plus de ­personnes se tournent vers le développement personnel et vers des modèles extra-culturels comme le ­bouddhisme ou la méditation. Je vois cette anthropomorphisation des plantes comme l'un des symptômes d'une recherche spirituelle néoanimiste. Ce mouvement se retrouve d'ailleurs dans certains courants de l'anthropologie actuelle qu'on appelle anthropologie de la nature. Dans l'ouvrage Comment pensent les forêts, de l'anthropologue Eduardo Kohn, il y a aussi un tournant vers des croyances de populations qui attribuent aux plantes une vie intérieure individualisée.

P&S. Pour distinguer végétaux et animaux, on évoque l'immobilité des premiers et le mouvement des seconds. Est-ce la différence majeure ?

F.B. Comme l'ont montré plusieurs philosophes, par exemple Henri Bergson, il faut envisager la différence du point de vue de l'essence : pour cela, il faut se livrer à l'observation de la totalité de l'organisme et non se cantonner à des critères pris isolément. On peut en effet trouver des contre-exemples, avec des espèces végétales douées de mouvement, comme la sensitive, ou des animaux fixés, comme certains coquillages. Mais le mouvement des plantes n'est pas accompli par la plante de son propre chef : elle ne « décide » pas de bouger, elle réagit aux ondes, à la chimie… Il n'y a ni intentionnalité, ni subjectivité, ni « je », à l'origine des actes des végétaux. Ils ne s'autodéterminent pas à pousser ou à fleurir, ils sont mus par des éléments extérieurs auxquels ils réagissent. Certes, les animaux et les humains ne décident pas du fonctionnement de leurs organes internes, mais lorsqu'ils se déplacent, c'est sous l'effet de leur propre volonté, sauf peut-être dans les situations d'urgence. Ils peuvent arrêter leur mouvement quand ils le veulent. Pour Henri Bergson, le point de bifurcation entre les deux règnes est la conscience et l'inconscience. Le philosophe Jean-Marc Drouin relie d'ailleurs l'absence de conscience des végétaux à leur immobilité.

P&S. Quelle autre différence radicale a révélé l'analyse que vous avez menée pour votre livre ?

F.B. Il y a la question de l'individualité. Étymologiquement, l'individu est un être qu'on ne peut pas diviser sans le détruire. Si vous divisez un animal en deux, vous le tuez ; si vous coupez une plante en deux, vous pouvez obtenir deux plantes bien vivantes : c'est la multiplication par division. Ce qui fait dire à Friedrich Hegel que la plante est un agrégat d'une multitude d'individus. Ce mode de reproduction entraîne aussi une indétermination dans le ­commencement et dans la fin des plantes c'est-à-dire qu'on ne sait pas très bien quand elles naissent et quand elles meurent. Comme le dit Francis Hallé, c'est l' « immortalité potentielle » qui règne dans le monde végétal, et je cite dans mon livre le philosophe grec antique Théophraste : il faisait le constat qu'un olivier pourtant calciné pouvait reprendre vie. Il n'y a pas chez les plantes ce rapport que les animaux, mortels, ont, à leur propre existence. Et les plantes ne connaissent pas l'expérience de rupture que marque toute naissance animale. Nous avons donc d'un côté, la vie végétale, indéfinie, indifférente, non soucieuse de soi et de l'autre, l'existence animale ou humaine, individuée, psychique, inscrite dans le temps fini et donc inquiète pour elle-même : pour nous, sujets d'une vie consciente, la vie végétale est bien ­l'altérité radicale.

P&S. Mais comment comprendre les plantes ?

F.B. Nous sommes condamnés à une connaissance d'un point de vue extérieur, car tout nous oppose et la pente qui pousse à chercher des analogies avec le monde animal est une impasse. On peut simplement décrire leurs mécanismes, et c'est ce que font la plupart des scientifiques. L'écologue Jacques Tassin, qui défend aussi l'idée d'une altérité radicale, invite à essayer de se dépouiller de son propre cadre humain pour comprendre cette forme de vie. Et si l'on sort de la recherche scientifique, on constate qu'on peut très bien admirer les plantes et en prendre soin sans les humaniser. On sait ­combien le contact avec les végétaux nous apaise et je crois que c'est justement lié à leur impassibilité et au fait qu'ils renaissent sans cesse.

P&S. L'anthropomorphisation de la vie végétale pourrait-elle provoquer plus de respect à l'égard du monde vivant ?

F.B. Je doute que ces formes de pensée conduisent à des ­modifications de comportement. Et il y a quelque chose de désespérant s'il nous faut, pour provoquer le respect, faire croire que les plantes sont comme nous. Mais surtout, je crains que cette ­anthropomorphisation des plantes ait de fâcheuses conséquences : le risque de « l'éthique végétale » est de ne plus se soucier de la souffrance animale. En effet, aucun des auteurs qui humanisent les plantes ne prône la décision de s'abstenir de leur porter atteinte : ils instillent cette idée que, même si les végétaux souffrent, nous ne pouvons nous passer d'eux notamment au plan alimentaire. S'il est la nécessité même, ce modèle de la prédation peut être tenu pour celui qui vaut moralement en toutes circonstances. Il y a ainsi un appel dangereux à faire en sorte que nous n'ayons plus aucune culpabilité et responsabilité envers le monde vivant et en particulier le monde animal, que nous faisons souffrir sans aucun doute possible.

La vision humanisante de Peter Wohlleben

Ces dernières années, un livre est emblématique de cette vision humanisante des plantes : La vie secrète des arbres, publié en 2015 par l'ingénieur forestier allemand Peter Wohlleben qui s'est vendu à 2 millions d'exemplaires et a été traduit dans une trentaine de langues ! Son approche anthropomorphique décrit, en se référant aussi à des études scientifiques, comment les arbres communiquent entre eux, échangent, gardent des informations en mémoire et ressentent des émotions. Cette approche des plantes divise les scientifiques. Mais il nous reste encore beaucoup de mystères à percer sur le végétal.

P&S. Vous écrivez « la vie végétale serait la vie à l'état pur, la façon en un sens la plus authentique d'être là, simplement et définitivement là, ­épousant son lieu ». Cela expliquerait-il aussi notre fascination à l'égard du règne végétal ?

F.B. Animaux et humains, nous avons une ­biographie singulière qui part d'un état de ­naissance et qui nous amène à la mort. La singularité de la vie végétale a donc de quoi fasciner : une vitalité sans fin, une reviviscence, une « poussée pure », une « archi-vie » venue des premiers âges et qui, seule, demeurera lorsque toute vie animale aura disparu. C'est une vie qui non seulement renaît sans cesse, mais qui ne connaît ni déclin, ni dégénérescence, ni vieillesse. Chaque printemps, les arbres semblent renaître avec de jeunes feuilles, selon un cycle que rien ne semble arrêter. Cette vie qui ne meurt que pour renaître est le contraire d'une ­tragédie.

Parcours

1994 Doctorat de philosophie, université de Lyon-III.

1999 Reçue au concours de chargée de recherche première classe à l'Institut national de la recherche agronomique (Inrae).

2002 Habilitation à diriger les recherches en philosophie, université-Paris I.

2006 Publie Liberté et inquiétude de la vie animale (éd. Kimé), avec un chapitre portant sur « Le calme de la vie végétale ».

2007-2009 Enseigne le sujet de « l'Existence et comportement. Des modes de vie végétaux et animaux », École des hautes études en sciences sociales, Paris.

2012 Affectation aus archives Husserl (UMR 8547 ENS-CNRS).

2017 Publie L'humanité carnivore (éd. du Seuil).

2020 Publie Qu'est-ce qu'une plante ? Essai sur la vie végétale (éd. du Seuil).

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