Dossier
Végétaux psychotropes, leur vrai pouvoir sur notre cerveau (4/5)
Cannabis, ayahuasca, champignons hallucinogènes… Les plantes psychoactives sont utilisées depuis la nuit des temps pour soigner ou atteindre des états de conscience modifiés. Elles font l'objet d'un regain d'intérêt dans un cadre thérapeutique, alors que dépression et maladies neurodégénératives progressent dans nos sociétés. Quel est leur réel potentiel pour soigner notre cerveau ?
Plantes psychotropes : répondre aux maux psychiques de notre société
Notre monde est confronté à une augmentation constante des maux psychiques. Sami Sergent, psychiatre addictologue, l’a constaté. « Beaucoup de mes patients ressentent un vide existentiel, une tristesse, des addictions… générés par la société. Il est difficile de les aider car les molécules des antidépresseurs ont atteint leurs limites, et il n’y a plus d’avancée médicamenteuse dans ce domaine depuis 50 ans ». Sur les 300 millions de personnes souffrant de dépression dans le monde comptabilisées par l’OMS, un tiers résistent aux traitements allopathiques classiques. Par ailleurs, le phénomène de dépendance aux opioïdes de synthèse devient très préoccupant, notamment aux États-Unis. Face à ces impasses thérapeutiques, les chercheurs s’intéressent à nouveau aux substances psychédéliques. Longtemps tabou ou réservé à des fondations militantes comme la MAPS (Multidisciplinary Association for Psychedelic Studies), l’usage médical de ces substances controversées se déploie. Les mentalités commencent à se déverrouiller, même en France, se félicite Vincent Verroust, ethnobotaniste et fondateur de la Société psychédélique française. « Les recherches, notamment anglosaxonnes, changent la donne et ont même commencé à convaincre un milieu médical français encore moqueur voire condescendant lors de mes premières conférences sur les psychédéliques en 2017 », se souvient-il.
5-MeO-DMT, la molécule qui monte
La molécule 5-méthoxy-N, N-Diméthyltryptamine (5-MeO-DMT), présente à l’état naturel dans le venin de crapaud du Mexique et chez certaines plantes comme Virola theiodora, suscite un intérêt croissant. Des études in vitro et sur les animaux ont montré un potentiel jouant sur la neuroplasticité du cerveau, qui pourrait s’avérer intéressant pour la santé mentale et notamment les addictions. Son atout : une durée d’action plus courte que d’autres psychédéliques, mais provoquant une expérience mystique intense. Gare toutefois aux effets secondaires, plusieurs décès ayant été signalés. Pour autant, un premier essai clinique sur l’humain vient de démarrer dans le but d’évaluer l’innocuité et la sécurité de 5-MeO-DMT par voie intranasale sur une cinquantaine de patients sains. Une start-up britannique spécialisée en médecine...
psychédélique a misé 3 millions d’euros sur ces recherches.
Il faut dire qu’utiliser des psychédéliques en essai clinique nécessite un protocole bien éloigné des schémas habituels. Au lieu d’administrer régulièrement un médicament au patient et d’en observer les effets, ces molécules psychotropes sont données en une ou deux prises. Une expérience psychédélique intense qui « nécessite d’être accompagnée par des médecins ou thérapeutes formés », prévient Sami Sergent. Or pour se former ou faire des essais, encore faut-il avoir accès légalement à ces substances… Pour sortir du cercle vicieux, certaines villes américaines ont choisi de dépénaliser les psychédéliques à but thérapeutique. Même l’instance américaine de la FDA (Food and Drug Administration) a reconnu la psilocybine de synthèse (issue des champignons « magiques ») comme « thérapie innovante ». D’ailleurs, sur les 90 essais cliniques en cours dans le monde concernant les psychédéliques, un tiers étudient le potentiel de la psilocybine sur des troubles de santé mentale de type dépression récurrente, addictions, syndrome post-traumatique… Les projets sont plus rares pour évaluer l’effet des substances psychotropes tirées de l’ayahuaca, l’iboga ou la 5-MeO-DMT.
Dépénalisation dans certaines villes américaines
Les plantes psychédéliques ont beau être toujours interdites par la loi fédérale américaine, certaines villes ont choisi de les dépénaliser au niveau local. Denver a été la pionnière en 2019, suivie d’Oakland, Santa Cruz, Washington DC et Seattle. On y autorise à présent l’usage et la possession à titre personnel des champignons magiques, ayahuasca, cactus à mescaline et iboga. La condition est d’y recourir pour traiter des problèmes de santé mentale tels que la dépression, les troubles anxieux ou les syndromes post-traumatiques. L’état de l’Oregon a même franchi un cap en légalisant la thérapie à base de psilocybine.
Certes, toutes ces recherches sont encore trop récentes pour pouvoir en tirer de vraies conclusions, mais certaines semblent très prometteuses. L’Imperial College de Londres et l’université de Californie viennent tout juste de publier leur essai clinique portant sur 60 patients atteints de dépression résistante aux traitements. La moitié ont reçu une dose de psilocybine et l’autre moitié un placebo (antidépresseur) sans le savoir. Au vu des résultats, les auteurs affirment que la psilocybine « favorise l’établissement de connexions plus étroites entre différentes régions du cerveau chez les personnes déprimées, les libérant ainsi de schémas de rumination et de focalisation excessive sur elles-mêmes ». C’est ce qu’on appelle la « reset théorie », décrypte le psychiatre Sami Sergent qui a rédigé une thèse sur les effets de plusieurs psychédéliques sur la dépression : « Les psychédéliques agissent comme si on débranchait et rebranchait le cerveau, suscitant un hyperfonctionnement des neurones sauf dans les zones altérées par les troubles de l’humeur. Après la séance, ces zones retrouvent la même activité que celle des gens non déprimés ». Mais pour combien de temps ? C’est l’une des questions encore en suspens.
Cette « réinitialisation » au niveau du cerveau par des psychédéliques comme la psilocybine intéresse également beaucoup le domaine de l’addictologie. Un essai est actuellement mené par l’université d’Alabama dans le but d’évaluer si la psilocybine peut agir sur la dépendance à la cocaïne. Réduire la dépendance aux opiacés est aussi l’enjeu d’une autre étude prévue jusqu’en 2023, basée sur un dérivé synthétique de la racine d’iboga. Les molécules de son principe actif, l’ibogaïne, ont été sélectionnées de façon à en expurger les effets secondaires cardiaques dangereux. Cela soulève d’ailleurs la problématique de l’utilisation dans la recherche de molécules de synthèse psychédéliques au lieu d’extraits naturels. L’impact est-il le même dans le cas d’une molécule de psilocybine ou d’un champignon magique ? Dans une expérience menée à l’hôpital, en thérapie ou lors d’un rituel ? Autant de paramètres qui influent sur le mécanisme de guérison des patients. Sur ce sujet, la science seule n’apportera sans doute pas toutes les réponses.
Artemisia afra, la plante qui « se mérite »
Artemisia afra est une ambroisie psychoactive très courante en Afrique subsaharienne, réputée pour ses propriétés curatives en cas de paludisme, toux, fièvres… et utilisée aussi dans les rituels divinatoires chez les Xhosa en Afrique du Sud. Des essais cliniques ont étudié son potentiel pour la turberculose, mais l’approche scientifique n’a pas plu aux autochtones. Ils ont reproché aux chercheurs de « retirer la vie de la plante » en cultivant les plants de manière standardisée… au lieu de « mériter » l’Artemisa afra, considérée chez eux comme un parent intime. Pour les Xhosa, c’est en créant un affect commun entre l’humain et la plante que le travail de guérison se fait, et non en se séparant du végétal. Un exemple qui illustre la difficulté de concilier les approches scientifiques et autochtones.