Dossier
Cultiver un rapport sensible au végétal (2/15)
Communication, plaisir et même attachement… De plus en plus de personnes envisagent de se rapprocher des plantes, des arbres en impliquant leur sensibilité, leur affect, leurs émotions. Rencontre avec ces paysans, herboristes, écologues, thérapeutes… qui, tout en développant une alliance profonde avec le vivant, ouvrent de nouvelles voies de connaissance.
Jacques Tassin : " Nous vivons une continuité d'être avec le vivant "
Écologue et chercheur au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), Jacques Tassin questionne depuis plusieurs décennies notre rapport à la nature et aux plantes.
Aimable au sens plein du terme et humble, Jacques Tassin force le respect par son ouverture au monde et sa manière élégante de bousculer le microcosme scientifique. Ainsi, lorsqu’on le questionne sur son rapport sensible au végétal, il répond : " Je ne suis pas capable moi-même de dialoguer avec une plante. " Puis il réfléchit et lance : " Je ne dis pas que ce n’est pas envisageable "… De fait, à force d’étudier les micro et macroscosmes naturels, Jacques Tassin constate que nous sommes loin d’avoir tout compris de notre relation avec les plantes et les arbres, même si ces derniers " sont intégrés à notre histoire humaine depuis 65 millions d’années. N’oublions pas que nous avons appris le monde en tant que primates en nous déplaçant dans les arbres et nous restons réceptifs à eux de manière organique, même si nos injonctions mentales nous disent souvent autre chose ".
Il rappelle d’ailleurs combien les substances volatiles émises par le système immunitaire des arbres (les phytoncides) sont bénéfiques lorsque nous les inhalons car elles renforcent notre système immunitaire. Et selon lui, respirer ces substances est une manière parmi bien d’autres de profiter d’un environnement végétal et animal avec lequel nous entretenons une relation intime, une " continuité du vivant " : " On découvre petit à petit que nous sommes constitués de plusieurs microbiotes, des...
micro-organismes et bactéries qui vivent en interaction avec les myriades d’êtres microscopiques présents autour de nous dans le sol, chez les animaux et les végétaux. " Ce qui conduit à penser que l’humain ne se limite pas au corps et à l’esprit auquel il se croit réduit : " En réalité, notre être est constamment débordé, il est prolongé par une convivialité, une continuité avec toute cette microbiologie naturelle. "
L’homme s’amuse d’ailleurs de la ressemblance de notre fonctionnement physiologique avec celui des arbres. Nous portons par exemple la figure de l’arborescence à l’intérieur de nous dans le schéma des poumons, des reins, de la vascularisation cardiaque et cérébrale, etc. " En hiver, la buée sur les vitres se transforme en dessin de fougère avec le froid. Partout où passent les fluides, la figure de l’arbre apparaît ", remarque-t-il.
Cette " continuité d’être " entre humains et végétaux, Jacques Tassin en fait souvent l’expérience lorsqu’il se promène en forêt. " Lorsque le bouillonnement de mes pensées arrive à s’arrêter, je ressens immédiatement la coprésence des arbres, avec l’impression intense qu’ils se rapprochent de moi alors que je sais bien qu’ils ne bougent pas. " À ses yeux, ce n’est pas un moment de grâce mais " quelque chose qui est là " si on est prêt à l’accueillir. Ces moments sont jouissifs pour l’écologue, car il dit vivre là un véritable bonheur, une " dilatation", un sentiment puissant d’appartenance à un ensemble vivant qui le dépasse et dont il fait partie au même titre que les arbres ou les oiseaux qui les peuplent. " Ce n’est pas mon cerveau qui ressent et écoute, c’est tout mon individu qui se met en lien, je m’élargis et je me sens “de” cet espace et pas seulement “dans” cet espace. " Une manière d’être au monde qui ne se décide pas mais s’impose à lui tout en générant un sentiment d’apaisement, sourit Jacques Tassin. Reste un mystère que ce chercheur aimerait percer un jour : que peuvent bien ressentir les arbres au contact des humains, et comment entrent‑ils en relation avec nous ?
Crainte et respect dans l’Antiquité
Les Grecs anciens considéraient les plantes comme des êtres animés, dotés d’une âme. Pour eux, elles étaient capables d’entendre, de voir, de sentir et pourvues de moyens de défense. Aussi la cueillette des plantes médicinales était-elle très codifiée car on redoutait leur puissance. Celle de la pivoine (Peonia), plante adorée, panacée pour l’époque, s’étalait sur huit jours. Elle commençait un jour dédié à la lune, en lune décroissante afin qu’elle concentre ses propriétés. Après s’être purifié les trois premiers jours, l’herboriste pouvait « visiter » la plante les trois jours suivants, lui rappelant, pour la charmer, qu’elle était considérée comme la reine de toutes. Le 7e jour, le collet de la plante était détaché de la terre et le 8e jour avait lieu la récolte, appelée « extirpation ». La fleur devait être cueillie avant le lever du soleil par une main gauche couverte d’un linge, et avec « justice ». Après l’arrachage, on plaçait dans le trou des graines d’orge enduites de miel et de la limaille d’or et d’argent en son honneur, pour apaiser la terre. Si le cueilleur ne respectait pas ce protocole, sa vie était en danger. Clarisse Le Bas
Quand l’Église contestait les rituels
Très tôt, l’Église s’est opposée aux rituels en lien avec les forces cosmiques et l’invisible pratiqués lors du travail de la terre. Pour contrer ces coutumes jugées païennes – le terme vient de paganus, « paysan » en latin –, le concile de Braga les a interdites dans un édit du VIe siècle : « Il n’est pas permis aux chrétiens (...) d’observer et de mettre en pratique les éléments, la lune, le cours des étoiles ou la vaine illusion des signes lors de la construction, des semis, de la plantation d’arbres, ou pour sceller un mariage. »